On
devrait toujours se méfier des somptueux jours d’automne qui ressemblent à des
jours d’été. On arrive en toute insouciance, le pied léger, cheveux au vent,
humant l’air de la rue de Babylone inondée de soleil, sous le dais d’azur pur
d’un ciel exotique. Paris est calme, presque campagnard. On ne se doute de
rien, pauvres innocents que nous sommes. Le nom même de la rue aurait pourtant
dû nous mettre la puce à l’oreille: Babylone, là où le ciel et la terre
cherchent à se rejoindre. Nous marchons sans y penser sur les ruines d’un
puissant royaume antique en déclin, nous avançons vers la décadence, nous
allons sombrer dans la déliquescence et le pêché. Celui de la Grande Prostituée
dont Saint Jean Baptiste cingle la belle Salomé pour mieux la repousser: Fille
de Babylone! N’est-ce pas un
assez puissant signal d’alarme pour nos oreilles sourdes?
Mais il fait beau, décidément. Les arbres du jardin de la Pagode
frémissent et se parent d’or, et toujours aveuglés de plaisir, nous nous
enfournons dans ce bâtiment insolite, tarabiscoté, magnifique, qui nous
entraine vers Tokyo, Pékin, vers les grands arbres du Tonkin. La Mésopotamie
est loin derrière nous. Place au vertige oriental, et aux fumeries d’opium. On
en sent presque déjà l’odeur lourde et voluptueuse s’immiscer dans la salle qui
s’éteint dans l’accompagnement subtil des violistes de l’Ebo, installées au bas de la scène. Sur l’écran,
noir et blanc, un poing fermé s’ouvre lentement, dévoilant une main fébrile et
coupable: celle d’un meurtrier. Les distances et le temps se renversent à
nouveau. Nous perdons pied. Les vénéneux éclats orientaux se délitent dans les
ténèbres des bas-fonds de Londres où rodent des assassins. Une arme blanche
s’élève et s’abat dans la nuit. Jack L’éventreur penché sur sa victime?
Celle-ci s’effondre sur le pavé gras d’une ruelle sombre et sale, parmi les
déjections et les gravats. On devine des rats filant le long des murs lépreux,
des filles de mauvaise vie tituber au coin des rues louches, des malfaiteurs
s’évanouir sous le couvert complice de la nuit criminelle. La débauche règne
partout. Des jeunes gens presque nus, couronnés de fleurs, barbouillés de
champagne, se livrent à l’orgie dans une chambre où pendent des mousselines.
Esprit de Teleny, es-tu là? Les mânes de Camille et de René s’exhalent dans un
frisson de désir interdit… Le diable mène la danse, et tous s’agitent comme des
marionnettes dont il est seul à tirer les fils.
Lord Arthur, jeune, beau, bien né, très dandy dans ses vêtements
blancs, où se perd-t-il en ces rues malfamées? Vers quel destin court-il? Il va
bien l’apprendre assez tôt, de la bouche édentée, répugnante, du grotesque
homoncule qui a saisi sa main où son destin s’inscrit en lettres sanglantes. MEURTRE, ont prédit les lignes affolées. Que peut-on
contre son destin? Lord Arthur tangue comme un homme ivre, trébuchant dans les
escaliers noyés d’ombre, s’égarant dans le lacis des rues sombres.
Et si le dénouement du film n’est pas le même que celui de la nouvelle de
Wilde, le metteur en scène, Charles Di Meglio a posé sur son adaptation son élégante signature. C’est lui aussi
qui a décidé que son film serait muet, illustré de panneaux indicatifs en
anglais, comme avant le parlant. Lui qui a pris le parti du noir et blanc,
imprimant une vraie esthétique à ce film original, sombre et raffiné, semé de
notes d’humour et de nombreux clins d’œil à Wilde.
Dans la salle, la musique de l’Ebo se tait, les lumières se rallument, des
applaudissements fusent. On acclame le metteur en scène et les acteurs
principaux qui montent sur scène : Thomas Lajudie,
Christine Narovitch, Giulia Dussolier, Arthur Perier, tous saisis par
une caméra inspirée, qui, dans son excentricité hilarante, qui, dans
leur intimité menacée.
Dehors, le soleil surplombe toujours l’énigmatique Pagode. La foule des
invités s’égaille dans le jardin, loin de l’East End victorien et des sordides
ruelles londoniennes dont les effluves méphitiques se dissolvent dans les
miroitements du jour.
C’est fou ce que les émotions donnent soif! Allez, champagne pour
tout le monde!
Danielle Guérin, One of Lady Gladys' guests.
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