la Compagnie

la Compagnie

Sunday, November 20, 2011

Our first Savilian review.

Rue des Beaux-Arts, après avoir publié le journal de production de notre film Lord Arthur Savile's Crime, en fait maintenant paraître une critique, par Bénédicte Prot, qu'on nous permet de reproduire ici, ce que nous faisons — en rougissant.

Tandis que le jeune metteur en scène Charles Di Meglio préparait soigneusement le moyen métrage de près d'une heure Lord Arthur Savile's Crime, a study of duty, de l'autre côté de l'Atlantique, l'œil du Wildien curieux égaré sur la Toile peut observer qu'un certain George Athanasiou nous livrait son adaptation de la même nouvelle publiée par Wilde en 1891, un objet filmique incongru de quinze minutes entre parodie désopilante et gag consternant par sa platitude forcée et sa palette de couleurs de telenovela. Les mises en scènes du Crime de Lord Arthur Savile sont suffisamment rares pour que la chose vaille d'être signalée, mais l'anecdote est surtout amusante parce qu'en dehors de cette coïncidence de date, on ne saurait trouver deux projets davantage aux antipodes l'un de l'autre. C'est dire tout le bien qu'on a pensé du film de Charles Di Meglio, projeté en avant-première à la Pagode en ce matin d'octobre où l'été avait décidé de faire une dernière révérence radieuse avant de se retirer pour de bon.

Ici, point de couleurs ni d'intensité de surface — si ce n'est la fascinante beauté picturale des images. Le réalisateur nous précipite dès le prologue dans les ruelles insalubres du Londres coupe-gorge de Mr. Hyde et Jack l'éventreur. Aux lueurs terrifiantes de cette image des bas-fonds répond un gros plan sur une main (l'extrémité qui par excellence connote le crime) se crispant péniblement sur le mot meurtre tandis que dans une alcôve secrète, des éphèbes lascifs aux boucles florentines reconstituent une orgie inspirée, dit Meglio, de Teleny — mais où l'on retrouve aussi la noirceur dépravée des mascarades macabres imaginées par Kubrick dans Eyes Wide Shut. Ainsi, tandis que les cordes torturées de l'ensemble baroque du réalisateur finissent de nous inquiéter, en trois tableaux apparaissent déjà crime et stupre, les deux côtés du visage grimaçant (comme la bouche débordante de champagne à laquelle se rive la caméra) du vice.

Fidèle à l'esprit du dandy irlandais, le réalisateur n'a pas pris son œuvre à la lettre mais comme un point de départ dont émerge une autre création, et il ne nous laisse pas ignorer dans quelle voie sordide il a choisi de s'engager. En délaissant la futilité de l'univers que nous présente Oscar Wilde au début de sa nouvelle, Di Meglio abandonne ses tons criards pour ne plus conserver que le noir et le blanc. À la volubilité mondaine de la nouvelle et aux ratiocinations en cascade de son héros, il oppose le laconisme du cinéma muet, dont il retient les rythmes les plus empesés et les auteurs aux contrastes les plus cruels et monstrueux, comme Murnau et Stroheim. Ici, la tragédie nous est donnée à voir. L'image ne subit pas que des influences cinématographiques: on y retrouve la gravure, la peinture, parfois plusieurs arts visuels à la fois, comme dans cette vue sur la Tamise où l'eau semble se mouvoir dans un décor dessiné au crayon. Forme et fond coïncident donc, car l'univers à l'esthétique soignée dans lequel nous venons de pénétrer repose nettement sur toute une imagerie personnelle, faite de motifs wildiens intra- et extradiégétiques (Antiquité, homoérotisme...) et de multiples autres références narratives et esthétiques du registre de la décadence.

En exacerbant le contraste entre le clair et l'obscur, en séparant plus nettement l'intrigue des interludes libertins qui s'engouffrent dans ses brèches, le film semble restituer à l'histoire d'Arthur Savile la fonction de conte moral si fuyante dans son goguenard original. Des lieux et de la temporalité de l'histoire se détache nettement l'univers flottant, comme en apesanteur, où s'épand la débauche, et ce monde parallèle fait figure de terreau de la tragédie. L'âme décadente fait plus que maculer l'ordre, inverser les codes et prendre la morale à rebours, elle pervertit entièrement le raisonnement et use de tous biais pour tout happer dans ses ténèbres. En même temps, paradoxalement, la représentation à l'écran de ce ferment de chaos semble rendre au récit le fonctionnement causal que la nouvelle brouille malicieusement, jusqu'à punir Lord Arthur (et ce beaucoup plus radicalement que l'épisode consacré en 1958 à la nouvelle de Wilde par la série Suspicion, produite par Hitchcock). L'inexorable destin se déploie ici de manière plus tranchée. Le film, coupant court aux atermoiements du héros et à son désarroi hamlétien, semble en faire d'emblée un Macbeth exécutant avec méthode un plan que son fondement défectueux, son vice caché pourrait-on dire, fera s'écrouler après coup. À la faveur de la scansion et de l'esthétique choisies pour ce film muet, les scènes se mettent à évoquer des gravures morales, voire des caricatures à la Daumier, à cela près que l'intense corporéité du travail de Charles Di Meglio n'a rien du rictus figé.

Une importance particulière est accordée ici aux mouvements. Même languissants comme un subtil déplacement de lumière ou une palpitation, ils sont de l'ordre douloureux de la torsion, de la déformation — c'est-à-dire de la perversion, de nouveau. Or cette dernière n'est jamais arrêtée, elle circule comme Arthur court haletant dans des tunnels de pierre. Sous cet éclairage particulier, le motif de la moiteur récurrent dans le film évoque non seulement la tension tragique (via un héros ruisselant de sueur), mais aussi la contamination (l'humeur au sens médical du terme), suggérée aussi par les épaisses brumes londonienne et vénitienne et les fumées opiacées qui baignent certaines séquences, l'exposition des corps (nudité, mains ouvertes, bouches béantes...) et le fait que les nombreux lieux confinés du film (étroites ruelles, salons, escaliers...) sont également des lieux de passage et d'échanges en tous genres, c'est-à-dire de contagion. Le poison que Lord Arthur se procure, puis le bonbon où le glisse, n'est finalement que le prolongement du venin que lui a inoculé Mr. Podgers (qui examine d'ailleurs les paumes comme un médecin se pencherait sur ses patients) avec sa prophétie. Infecté par le pouvoir d'une suggestion, possédé par une idée qui fonctionne comme une drogue, le Lord Arthur du film semble enfiévré, dans un état presque hallucinatoire.

Dans ces conditions, le terrible destin du héros du film surpasse nécessairement en inéluctabilité celui du héros de la nouvelle. Le parcours de ce Savile-là est bien plus univoque (c'est le long d'une allée sans issue qu'il court) et Lord Arthur s'y engage comme en un transport. Les va-et-vient de la conscience du personnage de Wilde, ses ineptes négociations intérieures, n'étant ici pas représentés, le raisonnement absurde qui consiste à retourner le sens du devoir et se convaincre que la juste voie, la seule voie, est le meurtre est ici plus que réduit à sa plus simple expression: il est éludé, de sorte que la seule motivation, nette et invariable, des actes de Lord Arthur, est son amour pour Sybil. L'intoxication du personnage prend alors un tout autre sens. En noircissant les recoins malsains de son film, on s'aperçoit que le réalisateur fait davantage ressortir la pureté des touches claires, et que l'étude sur le devoir annoncée par le sous-titre de la nouvelle comme du film se trouve renversée en récit d'un amour limpide qui transcende toutes les corruptions. Si le héros chemine dans la pénombre, c'est vers la lumière qu'il tente d'avancer. Tel l'artiste, captif et captivé, il se fait l'instrument du triomphe de l'amour/de la beauté.

Tout en se présentant comme une variation sur les thèmes de la nouvelle, une lecture particulière qui se propose d'emprunter des sentiers différents, plus sombres, le film de Charles Di Meglio ne saurait épouser aussi bien l'esprit de Wilde en ce qu'il est l'œuvre d'un esthète. Sa forme méticuleuse, qui renvoie à un exercice filmique autant qu'à un travail littéraire, sert à merveille le gracieux propos qui finit par surgir comme une clarté de la sublime infamie du décor. Lord Arthur Savile's Crime, moins haut en couleurs que l'œuvre de Wilde dont il s'inspire, a trouvé en s'engouffrant dans le cinématographe d'où venait la lumière.

Bénédicte Prot.