la Compagnie

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Saturday, November 13, 2010

Une autre journée sur le plateau de Savile.

Le tournage a lieu dans le début de l’après-midi. Il pleut à Paris sans discontinuité depuis plus d’une semaine. Les trottoirs dégoulinent d’humidité. Les visages sont fatigués de ce déversoir de pluie qui ne cesse pas. L’hiver s’annonce rude, malhabile, irrespirable. Le monde entier est plié dans une sorte de tristesse creuse. Le ciel est entaillé de vent. Paris est semblable à Londres, à cause de ces dégueulis d’eaux et de fraicheur. Ca tombe bien. Le film a lieu à Londres, dans un temps décalé du début du siècle, ou de fin de siècle, c’est incertain. On ne sait pas. On sait que c’est un temps où l’on boit goulument du champagne, l’on fume des Gitanes au goût amer, l’on se défonce à l’absinthe et l’on rêve un monde foudroyé. Pendant ce temps-là, Liszt termine d’écrire pour le piano des pièces injouables, fatiguées de romantisme et excédées de modernité. Wilde appartient à ceux-là que la décadence a réconciliés avec la césure nécessaire entre les temps anciens et la modernité.
C’est un film à propos de la décadence. Les acteurs sont attendus pour jouer une scène à demi-mots. La plupart des acteurs se préparent à un naufrage de nudité et d’érotisme. C’est une scène, la scène 7 exactement, qui ouvre véritablement à l’obsession sensuelle de son auteur, dans un plaidoyer de peaux et de chairs neuves.Le réalisateur reçoit ses acteurs dans un appartement immense qui ressemble à un palais hongrois. Les couloirs sont longs, percés de chambres obscures, comme des trésors. C’est un appartement du seizième arrondissement parisien, fabriqué à la manière d’un kaléidoscope où les pièces s’entrecroisent et se décroisent, faisant surgir à l’ombre d’elles-mêmes des pliages d’autres pièces. C’est un endroit de cinéma. C’est hors temps. Nous sommes quelque part entre 1850 et 1900, à Londres, disons dans un espace parallèle de Londres, conçu de mousseline et de cristal. Véritablement, les décors tels qu’ils sont pensés jouent avec l’ambivalence des périodes. Il est difficile de situer la scène dans un temps saisissable. Les draperies et les lumières suggèrent l’esbrouffe des artifices baroques. La mécanique des personnages sur le papier font penser au cinéma muet naissant. Le renfort d’accessoires, la nudité des acteurs, les vapeurs de fumée amènent aux terminaisons décadentes du romantisme.
Charles Di Meglio dirige avec la musique. Il guide ses acteurs dans l’évanescence de la musique. Chaque prise s’ennoblit d’un trémolo supplémentaire de piano. Les acteurs s’exécutent sur des pièces de Liszt et de Saint-Saëns. Indifféremment, Liszt ou Saint-Saëns, comme si l’œil de la caméra pouvait rassembler l’antagonisme des années, comme si la solitude du piano et la légèreté de l’orchestre des danses macabres ne faisaient qu’un. Il y a de la démence et du ricanement dans la manière dont Charles Di Meglio encadre ses figurants. Nous devenons lui, dans l’ambiguïté de ses fantasmes et le détachement que lui confère sa posture de réalisateur. Souvent, il crie : Ecoutez la musique! Et quand les acteurs se laissent aller à l’éblouissement de la musique, la caméra enregistre sereinement le ruissellement des peaux. Car les peaux sont ruisselantes. Souvent, il dit avec du rire dans la bouche qu’il n’y a d’homosexualité que dans le film qu’il tourne, que la nudité de ses acteurs n’existe pas en dehors de la chose filmique. Pourtant, moi je crois que la nudité dépasse l’enjeu même du film, qu’elle préexiste au regard du réalisateur, que, plus que quiconque, Charles connaît ses deux acteurs, Eliott et Arthur, au firmament de leur nudité. Eux-mêmes savent que l’exposition de leur chair procède d’un éventrement de désir. Ils se laissent aller une journée entière au hasard de la caméra, dans la jubilation de l’œil qui filme, au hasard de cette toute-nudité. Et puis, il y a ces deux acteurs, amants dans la vie, qui s’embrassent à pleine bouche. Il y a de la jouissance presque dans l’étranglement des bouches. Des bouches suffocantes qu’on a envie de saisir avec soi, dans l’antre de la caméra.Et il y a JB, mon amant, qui engage à la nudité de l’acteur dans un geste de démesure. Je ferme les yeux et je pense à nos lèvres affamées de sexualité.
Le soir, la scène est terminée. Ça n’appartient plus qu’à l’auteur. Les acteurs peuvent mourir. D’ailleurs, les rushes donnent à voir un film muet de début de siècle où les corps sont défigurés par le brouillard. La nudité est disparue soudain du champ même de l’image. Simplement suggérée, comme une caresse. Les acteurs peuvent mourir, c’est mieux ainsi. Un moment de crépuscule dans l’éclaboussure du champagne et des cigarettes qui se termine. La pluie dehors continue de tomber sur Paris.
Laurent Cambon.

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