Tandis que je travaille sur l'Evangile de Saint Luc, et sur la préface à sa traduction par Lemaître de Sacy (naturellement pour la deuxième du cycle des Lectures saintes, qui sera donnée la semaine prochaine déjà), je couvre mes papiers de signes cabalistiques, rendant parfois les mots à peine déchiffrables sous mes coups de crayon, je note la lenteur d'une phrase, l'élan d'une autre, le silence avant une troisième, je teinte mes mots de chaleur, ou au contraire, afin de leur donner plus de poids évocateur, je détermine les hauteurs vocales de l'ensemble — je construis finalement (en toute humilité of course) une partition à partir d'un texte, une partition baroque, comme pouvait le faire Lully lorsqu'il composait ses opéras, si l'on en croit la légende, allant voir la Champmeslé, lui donnant le livret tout frais, lui demandant de le déclamer, et repartant plusieurs heures après, avec son opéra fini, ayant noté musicalement ce qu'il avait entendu dans l'exercie.
En même temps, je peaufine aussi la traduction des textes qui composent notre spectacle en devenir sur Elizabeth première d'Angleterre (bien que nous en ayions repoussé la création d'une saison, pour prendre plus notre temps pour le pomponner, il nous faut tout de même le travailler déjà, ne serait-ce que pour préparer la première présentation de ses textes, au cours d'une lecture publique qui sera donnée au Lucernaire en février), revoyant non seulement la clarté de mes transpositions des textes en français, m'assurant qu'ils seront compréhensibles, mais aussi le rythme que je leur ai donné, chargeant les textes de précisions sur la valeur brève ou longue de certaines voyelles, des liaisons à effectuer ou non, des e à prononcer ou à élider — afin qu'ils se rapprochent le plus de leur rythme original en anglais.
Et je me rappelle tout à coup le travail sur Phèdre & Hippolyte, lancé d'abord par des lectures à la table, pendant au moins trois mois avant d'attaquer le travail sur le plateau, où je reprenais les acteurs sur la moindre voyelle, où, partant de la déclamation baroque, l'on déterminait déjà la rapidité qui devrait être donnée à un vers, où à l'inverse, le calme plat à un autre, où chaque césure était débattue pendant des heures, en fonction du texte, de son effet, de la ponctuation (naturellement, nous travaillions sur l'édition originale de 1677, avec la ponctuation de Racine, et non celle frelatée par les dix-huitième siècle et suivants)…
Il n'y a pas très longtemps, j'évoquais au cours d'une rencontre très enrichissante avec une journaliste, comment je la travaillais la déclamation baroque, et surtout que c'était pour moi: parvenir, à partir d'un texte, à un rythme, une accentuation, à des sons, finalement, qui viendront toucher l'auditeur, sans qu'il ait forcément besoin de faire l'effort intellectuel de comprendre le sens de tous les mots qui viennent frapper son oreille — à condition évidemment que ce travail du déclamateur ne soit fait qu'en partant du texte, et que cette Parole soit la seule chose qui motive quoi que ce soit, et qui existe au moment de la déclamation.
Après un court suspens, né de la surprise de la conclusion logique à cette déclaration, elle me répond: Ce que vous décrivez, ce que vous faites, et ce à quoi vous tendez, c'est la Musique, finalement!
Le pire, c'est que je n'y avais jamais pensé!
Charles.
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