8h, mercredi matin.
Tarbes, préfécture des Hautes-Pyrénées, deux chocolatiers, et un glacier meilleurs ouvriers de France.
Les yeux mi-clos, tant parce que sortant à peine d'une nuit dans le train dont je descends, que du soleil déjà éclatant qui illumine les montagnes qui se profilent au bout du cours, je découvre hébété la cité qui hébergera les deux dernières représentations de la Compagnie de la saison.
Nicolas Andlauer, le claveciniste invité pour nos Avantures d'Ulisse, et le chef du projet, sur le pied de guerre, m'accueille, et m'accompagne au bar-hôtel de l'Avenue (douches et WC sur le palier, CanalSat dans les chambres) poser mon lourd sac (il me semble toujours impossible, même en tournée de voyager léger).
Un petit café au Moderne, un croissant, et c'est parti pour le Conservatoire où auront lieu les hostilités. Les hostilités entre le temps et nous — car lorsqu'on part en tournée, on sait qu'on n'aura pas une seconde.
Nous jouons dès le soir même, et il faut naturellement tout mettre en place: les lumières, tâter l'accoustique de la salle, faire un petit filage histoire de se remettre le spectacle, le texte et sa musique dans les pattes et dans la bouche — sans parler de nos échauffements et accordages respectifs. Je ne concurrence que difficilement avec Nicolas et ses cordes innombrables (car il joue sur un beau clavecin français à deux jeux et deux claviers), Slim et les vingt-cinq siennes, car je n'ai que mes deux cordes vocales à réveiller, mais les premiers crissements qu'elles produisent à une heure si matinale, et après le nombre incalculables de cigarettes consommées depuis ma descente du train (car en tournée, même si le temps nous manque, on fume beaucoup), ne sont guère rassurants.
Je crois même que je ne serai jamais prêt à temps, que j'aurais une voix rocailleuse toute la journée, et que jamais je ne pourrai monter dans les aigus de ma voix de tête pourtant indispensables à certains éléments du récit.
Bref.
Une tournée, quoi qu'il arrive, c'est toujours exaltant.
On n'a pas le temps de réfléchir, on passe ses journées dans des salles de spectacle vides et noires, on s'installe presque tranquillement, répète d'abord un peu posément.
Puis les choses s'accélèrent, on angoisse, l'heure tourne, on pense que jamais rien ne sera prêt à temps, on s'énerve un peu, on se dit qu'on ne connaitra personne dans la salle,
on répète encore,
se demande combien de personnes y seront, qui ils seront, comment ils pourront diantre accueillir un spectacle pareil, si c'était après tout une bonne idée de venir jusque-là pour jouer, on revoit encore des détails du spectacle, on se dit qu'on ne pourra pas jouer finalement, qu'on démissionne, le stresse monte, l'angoisse aussi, l'heure arrive, on va se préparer, on vérifie sa voix, ses instruments, fume les dernières cigarettes en cachette tandis qu'on sent le public se presser devant la salle, vérifie encore sa voix, son costume, sa voix.
Puis la lumière s'éteint et c'est le moment de rentrer en scène.
Le public est là — ne sachant, comme nous, qu'à moitié ce à quoi s'attendre. Moment supsendu où, comme le dompteur avant son numéro, regarde en chien de faïence son fauve qui l'observe de même, chacun se dévisage, scène, salle.
Et puis, bien sûr, tout se passe bien.
Le spectacle commence, roule, monte, fluctue, varie, et scène, salle, chacun s'est apprivoisé, s'écoute et enfle ensemble.
Noir, fin, applaudissiments.
On respire enfin.
Ou presque: le lendemain, scolaire, à dix heures et demie.
"Maudite soit la personne qui invente des horaires pareils", me dis-je en m'endormant, à moitié tôt, après quelques bières enquillées en vitesse, mon paquet de demi de cigarettes de la journée terminé.
Lever tôt, beaucoup trop. Fatigue de la veille, angoisse de jouer devant des enfants tout petits, et devant des lycéens un peu moins. Les deux regards les plus critiques et les plus sévères. Les plus francs aussi. C'est un public qui ne laisse rien passer. Nous avons mettons, une minute trente pour les happer ou les perdre à jamais.
Nous arrivons au Conservatoire, il est 9h, ma voix est dans mes chaussettes (ou plutôt dans celles de la veille, laissées à l'hôtel), et nous n'avons pas encore arrêté définitivement les coupes que nous ferons car la version doit être plus courte pour permettre une discussion avec le public après le spectacle.
Nous nous accordons vite là-dessus, et on répète avec. Il est l'heure déjà.
Mais même si ce sont les représentations les plus terrifiantes, les scolaires sont toujours les plus enrichissantes.
Quand, malgré le choc que peut produire de prime abord la déclamation baroque, on n'entend la salle ne pas broncher du début à la fin, quand l'écoute est dense, que l'on sent les tout-petits vivre à travers notre récit les aventures du prudent Ulysse, que l'on sent les adolescents, sous leurs airs bravardement distants, nous écouter comme s'ils étaient brusquement redevenus les enfants qu'ils affirment publiquement ne pas être — avec ce même regard troublant et ambigu que le Saint Jean de la Crucifixion de Simon Vouet exposée au Musée des Beaux-Arts à Lyon — on se sent heureux, et on sait que pendant quarante minutes dans sa vie, on aura été juste sur scène.
Puis, suivent généralement un échange avec la salle; un échange toujours fascinant. Car parfois les questions nous déstabilisent, nous déroutent, par leur force un peu brutale, et nous acculent dans des retranchements de notre réflexion que nous n'avions pas forcément exploré. Et on en ressort forcément grandi.
Jeudi soir, minuit, Paris à nouveau.
Sur les rotules. Au lit.
Epuisé, vidé, sans la moindre parcelle de force, à peine plus de voix, mais heureux. Heureux de l'avoir fait, et heureux d'avoir une aussi bonne raison d'être aussi fatigué.
Charles.
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