Lorsque l'on œuvre dans le théâtre baroque, il est bien naturel qu'une bonne partie de notre temps soit occupé par la recherche. La recherche aux sources, des codes scéniques de l'époque, de la façon de concevoir le monde pour mieux le percevoir, des textes et partitions, pour les établir de la façon la plus précise et les restituer avec la plus grande honnêteté possible, à partir de matériel de première main et non frelaté par les siècles qui nous en séparent, pour retrouver aussi le sens et la valeur que l'on donnait alors aux mots.
Mais aussi de recherche, qu'on pourrait considérer plus triviale mais qui est néanmoins aussi essentielle, autour de ce qui sera vu à proprement parler sur scène: sur les costumes (que portait-on dans la vie, sur scène, quels étaient les codes tant des costumes que des habits de ville, quels matériaux utiliser, comment pendouille une aiguillette retenant une cape en 1620 ou de combien dépasse un ruban enroulé à l'épaule en 1650?), des perruques et autres poils (qui se coiffait comment, est-ce que l'on donne à untel une moustache à la française des années 1630 ou à la flamande des années 50?), et enfin, comment habillait-on la scène, ou son intérieur?
Car évidemment, le mobilier a son importance aussi et sera signifiant, de même que dans n'importe quelle scénographie. Evidemment, à l'époque, la question se posait moins, et si une comédie nécessitait un coffre pour des jeux de scène, on prenait le coffre que l'on avait sous la main. Quatre cent trente ans plus tard, la question est forcément plus cruciale: j'aurais peine à voir l'équivalent, mettons une boîte Muji, tout aussi élégante qu'elle soit, au milieu de nos bougies!
Lorsqu'avec
Timothée, notre ébéniste (qui fut avant tout notre Ange distrait principal en 2008), je travaillais au trône d'
Elizabeth première, une conversation a tourné autour de la
marqueterie Boulle, de combien c'était une technique remarquable, difficile, mais surtout sublime. Evidemment, la conversation est restée imprégnée dans mon esprit, plein des images ébaudissantes de certains meubles exemplaires.
Ainsi, peu de temps après l'achèvement de ce noble meuble, en mai, j'évoquais avec Timothée la création prochaine de
Léandre et Héro de Paul Scarron (en février au Théâtre de l'Ile Saint-Louis), et la nécessité de construire un coffre qui sera essentiel à la mise en scène. Ni une ni deux, nous tombâmes d'accord de ne pas faire qu'un simple meuble de beau bois sculpté, trop fin seizième et austère pour l'allure générale du spectacle, mais soyons fous (et nous le fûmes): explorons ensemble les possibles de la marqueterie Boulle, et créons ensemble quelque chose d'encore plus sublime que ce trône qui ravit tous les mercredis soirs nos spectateurs élisabéthains!
Petit à petit, recherche par recherche, affinage par affinage, la chose se précisait, ses dimensions, bien entendu, dictées par l'élégance de ses lignes en devenir mais aussi par les contraintes techniques, son thème (il doit évoquer à la fois Vénus et la mer — quels étaient leurs symboles respectifs, comment les rendre cohérents?), ses couleurs.
La marqueterie Boulle telle qu'on la connaît, avec ses laitons et écailles, n'apparaît qu'à la fin du siècle. Or nous nous intéressions à sa première moitié. Et puis ce n'était pas très écologique de faire tuer soixante tortues pour avoir de quoi faire un meuble, cela va sans dire.
Alors nous eûmes l'idée de nous inspirer des meubles 1600, avec leur ébène et leur nacre, leurs contrastes forts et spectaculaires, tout en utilisant la technique Boulle des parties et contre-parties, pour créer un meuble tout en oxymore baroque.
Bref, passons les détails, nos atermoiements, nos heures passées entre les grotesques de Jean Berain pour y trouver les motifs de volutes, les fontaines de Versailles et de Rome et leurs Tritons, les gravures zoologiques issus de cabinets de curiosités, etc. pour arriver à trois jours enfin passés tous les deux, dans la retraite angevine de Timothée (un château seizième, dans lequel Charles IX a fait un petit tour un jour, cela va sans dire), dessinant, nous reprenant, gommant, travaillant ensemble, à quatre mains (tandis que le chien Palissandre, baptisé en hommage au placage dudit bois sur notre trône sautillait autour de nous), pour créer le modèle qui serait ensuite découpé dans nos feuilles de bois précieux.
Car ce travail à deux nous permettait de nous compléter harmonieusement: Timothée apportait à mes idées baroques sa connaissance du bois et de la technique, et vice-versa, Si je savais où trouver un modèle d'acanthe, je ne savais pas forcément le reproduire, ni ce qui était faisable, et Timothée intervenait, proposait, nous nous reprenions et ainsi de suite, chacun inspectant les dessins de l'autre pour les reprendre avec gentillesse ou les louer avec ferveur.
Trois jours aussi où j'ai eu l'impression d'être projeté à cette époque dans laquelle je passe pourtant déjà le plus clair de mon temps, nous chauffant à la cheminée, le souffle glacé par l'hiver installé, les yeux plissés après de longues heures d'assemblage des bois, de découpes, au milieu de ces bois magnifiques, et de ces motifs qui nous surprennent nous-mêmes encore, tant nous trouvons notre pastiche remarquable! Certes, trois jours c'est trop court pour finir un meuble aussi complexe que celui-ci, je laissais donc Tim dans son château pour rentrer à mes répétitions parisiennes, et j'ai grande hâte tant de voir la chose terminée, que de la faire découvrir sur notre scène éclairée à la bougie!
Charles.