Faisons une expérience:
Prenons un enfant d'une dizaine d'années au plus (ça commence mal cette affaire, direz-vous. Rassurez-vous et attendez la suite), d'une intelligence tout à fait normale, et d'une sensibilité heureuse.
Pour corser l'exercice, faisons en sorte que, bien que familier avec les sonorités de la langue, il ne parle ni ne comprenne le français.
Asseyons-le maintenant sur une chaise, devant un grand chandelier incandescent, inaverti de ce qui l'attend sinon qu'il va voir un spectacle.
Par mesure de précaution, dans une époque où l'ennui, parfois générateur de turbulences enfantines, est facilement congédiable, donnons-lui tout de même un téléphone portatif, chargé de quelques jeux serpentins ou de bulles.
Les éléments mis en place, l'expérience en elle-même peut maintenant commencer, de même que le spectacle.
Infligeons donc à ce petit enfant qui n'a rien demandé ce que d'aucuns pourraient regarder comme la pire des épreuves: un spectacle de déclamation baroque (oui c'est évidemment là où je voulais en venir).
Mettons nos Avantures d'Ulisse, ou bien plutôt, carrément les Confessions de Saint Augustin — n'ayons pas peur d'essayer avec le spectacle le plus extrême de la Compagnie: un peu plus d'une heure de moi tout seul sur scène (ou plutôt en chaire) et en déclamation baroque.
Que se passe-t'il?
Il s'agite, s'embête, souffre, me dira-t'on. Et ses parents sont totalement indignes, méritant les pires des châtiments.
Je l'aurais pensé moi-même si je n'avais pas réellement fait cette expérience-là plusieurs fois, avec des enfants français ou non — et bien entendu, je n'en parlerais pas ici si j'étais arrivé à cette conclusion.
Car, et contre toute attente peut-être, quoi que finalement ça ne fasse que confirmer ce que j'ai toujours pensé (ce grand paradoxe oxymorique que la déclamation baroque ne touche pas uniquement parce que l'on comprend intellectuellement ce qui est dit — alors que tout vient pourtant de ce qui est dit — mais qu'elle touche avant tout sensuellement, au même titre que de la musique, sans que les mots ne soient forcément l'élément le plus important de l'écoute) — l'enfant écoute.
Là où l'adulte, qui parfois ne parvient pas à se défaire de ses carcans intellectuels, justement, l'enfant se laisse tout de suite happer, emporter, fasciner.
Il n'a pas la clé des codes que l'adulte peut parfois bêtement regretter ne pas avoir, mais il s'en fiche, il les dépasse, et se laisse véritablement émouvoir.
Il ne daigne pas même jeter un regard vers ce portatif qui lui a été remis, il l'oublie, il s'oublie lui-même dans son écoute.
Et à la fin, quand, surpris, les regards se tournent vers lui, presqu'inquiets, il sourit.
Et il dit ce qui lui a plu, ce qui l'a touché. Et plus fort encore, il est capable, en quelques mots, d'évoquer quelques uns des enjeux du texte, de ce texte qu'il n'a pas compris, puisqu'il ne parle pas français.
Et ça, c'est sans doute la plus belle des louanges que l'on puisse recevoir.
Donc il n'y a bien que les vieux schocks qui pensent que le baroque c'est pour les vieux schnocks!
Charles.