Rue des Beaux-Arts, après avoir publié le journal de production de notre film Lord Arthur Savile's Crime, en fait maintenant paraître une critique, par Bénédicte Prot, qu'on nous permet de reproduire ici, ce que nous faisons — en rougissant.
Tandis que le jeune metteur en scène Charles Di Meglio préparait soigneusement le
moyen métrage de près d'une heure Lord Arthur Savile's Crime, a study of
duty, de l'autre
côté de l'Atlantique, l'œil du Wildien curieux égaré sur la Toile peut observer
qu'un certain George Athanasiou nous livrait son adaptation de la même nouvelle
publiée par Wilde en 1891, un objet filmique incongru de quinze minutes entre
parodie désopilante et gag consternant par sa platitude forcée et sa palette de
couleurs de telenovela. Les mises en scènes du Crime de Lord Arthur Savile sont suffisamment rares pour que
la chose vaille d'être signalée, mais l'anecdote est surtout amusante parce
qu'en dehors de cette coïncidence de date, on ne saurait trouver deux projets
davantage aux antipodes l'un de l'autre. C'est dire tout le bien qu'on a pensé
du film de Charles Di Meglio, projeté en avant-première à la Pagode en ce matin
d'octobre où l'été avait décidé de faire une dernière révérence radieuse avant
de se retirer pour de bon.
Fidèle à l'esprit du dandy irlandais, le
réalisateur n'a pas pris son œuvre à la lettre mais comme un point de départ
dont émerge une autre création, et il ne nous laisse pas ignorer dans quelle
voie sordide il a choisi de s'engager. En délaissant la futilité de l'univers
que nous présente Oscar Wilde au début de sa nouvelle, Di Meglio abandonne ses
tons criards pour ne plus conserver que le noir et le blanc. À la volubilité
mondaine de la nouvelle et aux ratiocinations en cascade de son héros, il
oppose le laconisme du cinéma muet, dont il retient les rythmes les plus
empesés et les auteurs aux contrastes les plus cruels et monstrueux, comme
Murnau et Stroheim. Ici, la tragédie nous est donnée à voir. L'image ne subit
pas que des influences cinématographiques: on y retrouve la gravure, la
peinture, parfois plusieurs arts visuels à la fois, comme dans cette vue sur la
Tamise où l'eau semble se mouvoir dans un décor dessiné au crayon. Forme et
fond coïncident donc, car l'univers à l'esthétique soignée dans lequel nous
venons de pénétrer repose nettement sur toute une imagerie personnelle, faite
de motifs wildiens intra- et extradiégétiques (Antiquité, homoérotisme...) et
de multiples autres références narratives et esthétiques du registre de la
décadence.
En exacerbant le contraste entre le clair
et l'obscur, en séparant plus nettement l'intrigue des interludes libertins qui
s'engouffrent dans ses brèches, le film semble restituer à l'histoire d'Arthur
Savile la fonction de conte moral si fuyante dans son goguenard original. Des lieux et de la temporalité
de l'histoire se détache nettement l'univers flottant, comme en apesanteur, où
s'épand la débauche, et ce monde parallèle fait figure de terreau de la
tragédie. L'âme décadente fait plus que maculer l'ordre, inverser les codes et
prendre la morale à rebours, elle pervertit entièrement le raisonnement et use
de tous biais pour tout happer dans ses ténèbres. En même temps,
paradoxalement, la représentation à l'écran de ce ferment de chaos semble
rendre au récit le fonctionnement causal que la nouvelle brouille
malicieusement, jusqu'à punir Lord Arthur (et ce beaucoup plus radicalement que
l'épisode consacré en 1958 à la nouvelle de Wilde par la série Suspicion, produite par Hitchcock). L'inexorable destin se déploie
ici de manière plus tranchée. Le film, coupant court aux atermoiements du héros
et à son désarroi hamlétien, semble en faire d'emblée un Macbeth exécutant avec
méthode un plan que son fondement défectueux, son vice caché pourrait-on dire,
fera s'écrouler après coup. À la faveur de la scansion et de l'esthétique
choisies pour ce film muet, les scènes se mettent à évoquer des gravures
morales, voire des caricatures à la Daumier, à cela près que l'intense
corporéité du travail de Charles Di Meglio n'a rien du rictus figé.
Une
importance particulière est accordée ici aux mouvements. Même languissants
comme un subtil déplacement de lumière ou une palpitation, ils sont de l'ordre
douloureux de la torsion, de la déformation — c'est-à-dire de la perversion, de
nouveau. Or cette dernière n'est jamais arrêtée, elle circule comme Arthur
court haletant dans des tunnels de pierre. Sous cet éclairage particulier, le
motif de la moiteur récurrent dans le film évoque non seulement la tension
tragique (via un héros ruisselant de sueur), mais aussi la contamination
(l'humeur au sens médical du terme), suggérée aussi par les épaisses brumes
londonienne et vénitienne et les fumées opiacées qui baignent certaines
séquences, l'exposition des corps (nudité, mains ouvertes, bouches béantes...)
et le fait que les nombreux lieux confinés du film (étroites ruelles, salons,
escaliers...) sont également des lieux de passage et d'échanges en tous genres,
c'est-à-dire de contagion. Le poison que Lord Arthur se procure, puis le bonbon
où le glisse, n'est finalement que le prolongement du venin que lui a inoculé
Mr. Podgers (qui examine d'ailleurs les paumes comme un médecin se pencherait
sur ses patients) avec sa prophétie. Infecté par le pouvoir d'une suggestion,
possédé par une idée qui fonctionne comme une drogue, le Lord Arthur du film
semble enfiévré, dans un état presque hallucinatoire.
Dans ces conditions,
le terrible destin du héros du film surpasse nécessairement en inéluctabilité
celui du héros de la nouvelle. Le parcours de ce Savile-là est bien plus
univoque (c'est le long d'une allée sans issue qu'il court) et Lord Arthur s'y
engage comme en un transport. Les va-et-vient de la conscience du personnage de
Wilde, ses ineptes négociations intérieures, n'étant ici pas représentés, le raisonnement
absurde qui consiste à retourner le sens du devoir et se convaincre que la
juste voie, la seule voie, est le meurtre est ici plus que réduit à sa plus
simple expression: il est éludé, de sorte que la seule motivation, nette et
invariable, des actes de Lord Arthur, est son amour pour Sybil. L'intoxication
du personnage prend alors un tout autre sens. En noircissant les recoins
malsains de son film, on s'aperçoit que le réalisateur fait davantage ressortir
la pureté des touches claires, et que l'étude sur le devoir annoncée par le sous-titre de la nouvelle comme du film se trouve renversée en
récit d'un amour limpide qui transcende toutes les corruptions. Si le héros
chemine dans la pénombre, c'est vers la lumière qu'il tente d'avancer. Tel l'artiste,
captif et captivé, il se fait l'instrument du triomphe de l'amour/de la beauté.
Tout en se présentant comme une variation
sur les thèmes de la nouvelle, une lecture particulière qui se propose
d'emprunter des sentiers différents, plus sombres, le film de Charles Di Meglio
ne saurait épouser aussi bien l'esprit de Wilde en ce qu'il est l'œuvre d'un
esthète. Sa forme méticuleuse, qui renvoie à un exercice filmique autant qu'à
un travail littéraire, sert à merveille le gracieux propos qui finit par surgir
comme une clarté de la sublime infamie du décor. Lord Arthur Savile's Crime, moins haut en couleurs que
l'œuvre de Wilde dont il s'inspire, a trouvé en s'engouffrant dans le
cinématographe d'où venait la lumière.
Bénédicte Prot.